dimanche 28 janvier 2024

Le monde de l'agriculture se rebiffe, quels sont les enjeux?

 

Hasard du calendrier, je suis passé hier par deux ronds-points occupés par des agriculteurs (Libramont et Corbais). Sur le trajet j'ai pu voir un tas de panneaux renversés, une idée originale du mouvement agricole pour signifier "qu'on marche sur la tête". Depuis quelques jours, les agros belges ont rejoint le mouvement initié en France, comme c'est souvent le cas pour la contestation (Nuit debout, gilets jaunes, etc.).

En rentrant, j'ai un peu essayé de comprendre ce qu'il se passe : quels acteurs impliqués, quelles revendications, adressées à qui et avec quels arguments. Voici le résultat de mes rapides recherches.

En France d'abord :

J'en déduis que l'argumentation justifiant le mécontentement tourne à la fois autour des normes (européennes et avec une "surcouche" française), jugées trop sévères ; autour des démarches administratives, jugées trop chronophages ; enfin, autour de la concurrence déloyale qu'entraine l'ouverture du marché européen à des productions de moindre qualité (du moins non soumises aux mêmes normes) et enfin, ça tourne autour des prix imposés par la grande distribution, jugés trop bas. Sont visés les gouvernements nationaux ainsi que l'Europe.

La mobilisation coïncide avec la formation d'un "nouveau" gouvernement, organisé autour de Gabriel Attal (aussi appelé Macronbis). La FNSEA, le plus gros syndicat agricole en France, est très visible mais en réalité il semblerait que la plupart des exploitant mobilisés n'en soient pas forcément membres.

On peut déjà observer que le mouvement ne reçoit pas du tout le même traitement du ministre de l'intérieur, l'abject Darmanin (« Gérald Darmanin accusé de faire du "deux poids, deux mesures" face aux agriculteurs en colère » L'Obs [2 min.]).

Ensuite, la réponse par la bouche du 1er ministre qui propose 10 mesures. Spoiler alert : non seulement c'est insuffisant mais sur le fond il y a une orientation intéressante à analyser (« Gabriel Attal annonce aux agriculteurs "dix mesures de simplification immédiates" » L’Obs [5.5 min.]). On y reviendra plus loin.

Revenons en Belgique

Dans une perspective écologique, je ne peux pas m'empêcher d'être inquiet quand je vois flotter le drapeau "FWA" (l'équivalent de la FNSEA, qui défend habituellement les positions les plus "traditionnelles" (c-à-d parfois rétrogrades)) et quand j'entends que « les normes » (les exemples donnés sont toujours d'ordre écologique) sont trop sévères. La FWA a toujours su se faire entendre auprès des ministres en charge de l'agriculture, notamment auprès de l'indévissable Willy Borsus [MR] en Wallonie. La FWA, comme la FNSEA, défend régulièrement un modèle d'agriculture industrielle (eux disent "conventionnelle") et quoi que ces syndicats disent à leurs membres, ils sont effectivement du côté des (très) grands exploitants. Le plus fort c'est qu'ils invoquent la souveraineté alimentaire alors que leur modèle est à l'opposé.
Si un jour vous avez l'occasion de visiter la foire de Libramont, vous aurez un aperçu du délire : toutes les grosses banques sont présentes, promotion de drones, tracteurs plus grands qu'une maison, races ultra sélectionnées confinées dans des box ridicules(saviez-vous que le fleuron de l'élevage belge, la race Blanc Bleu, est incapable de mettre bas sans césarienne? c'est ce qui arrive quand on sélectionne sans limite les animaux produisant le plus de muscle), festival chimique des intrants et pesticides (je suppose, sans l'avoir vu moi-même, que ça doit aussi être la fête de la promo des OGM)... On y trouvait même les amis chasseurs du Club St Hubert il y a quelques années ! Mais bref, je m'égare…

Nos champs sont des déserts de biodiversité quoi qu'en dise l'image bucolique de "verdure" vendue sur les briques de lait (merci le marketing).


Biodiversité et pratiques agricoles

Malheureusement les mesures pro-biodiversité financées par la PAC européenne n'arrivent pas à enrayer le déclin (chercher "MAEC" sur internet) et ce, malgré que la PAC soit le plus gros budget de l'Europe.

Je suis inquiet parce qu'on est à un moment de tension où plusieurs acteurs risquent d’adapter leurs positions : les "écologistes" qui défendent le vivant (humain ou non), les consommateurs qui sont habitués à des prix bas, les agriculteurs mécontents pour les raisons évoquées, la grande distribution qui pèse démesurément sur le marché et les gouvernements qui souhaitent étouffer les révoltes avant qu'elles ne prennent trop d'ampleur (on peut aussi évoquer les exportateurs/importateurs, l'Europe, les multinationales derrière l'industrie de la chimie des intrants (Bayer et compagnie).

Je suis inquiet parce que le monde agricole européen est en effet dans une situation structurellement impossible :

La réponse libérale-centriste

Je n'ai pas de grands doutes quant à la réponse que nos gouvernements libéraux vont donner au monde agricole : pensez-vous qu'on va imposer des normes-miroir aux producteurs étrangers ? qu'on va mettre des freins au commerce mondial ? qu'on va limiter le pouvoir de la grande distribution ? ou bien qu'on va proposer de baisser nos normes de qualité (sanitaires, sociales, environnementales) pour "diminuer la pression" ?  

 

L’agrobusiness en une image

Les pistes proposées par Attal parlent d'elles-mêmes : diminuer le pouvoir de l’Office Français de la biodiversité, arrêter de protéger les zones humides, diminuer le temps de recours citoyen lorsqu'un agriculteur veut augmenter la taille de son exploitation (et quelques mesurettes par-ci par-là pour simplifier l'aspect administratif).

Si je me place dans une perspective matérialiste historique, l'agitation à laquelle on assiste n'est que l'expression de rapports de force entre les acteurs précités.

Ce qui m'inquiète un peu c'est que le gouvernement essaye de placer les lignes de conflit là où ça l'arrange et on entend déjà la petite musique, à droite, qui consiste à dire que les normes écologiques (européennes) seraient le problème. "L'agro-business est vertueux", circulez y a rien à voir !


 

Pourtant, la nouvelle PAC a été complètement vidée de sa substance.
Pourtant, le parlement européen a très récemment rejeté le projet de réduction des phytopharmaceutiques chimiques.
Pourtant, la proposition sur la table des négociations européenne répond aux intérêts à court terme des industries agrochimiques.
Pourtant, plusieurs études menées par l’ISSeP montrent une présence généralisée des pesticides dans l’air à proximité des zones agricoles traitées et donc chez les nombreux riverains. On a des résultats similaires pour les rivières, dans les produits transformés ou non à base de céréales et dans la plupart des produits non bio.
Pourtant, comme je le disais plus haut, la biodiversité agricole décline, année après année. La contribution de la PAC n'a pas permis d'enrayer le déclin.
Pourtant, nous dépendons complètement de la bonne santé de nos écosystèmes

Un jeu dangereux

Comme souvent, à droite (et au-delà), on vit dans un fantasme tout en accusant le camp d'en face de vivre dans un monde de Bisounours. La gauche est le camp du réel. Le danger c'est que l'argument du "trop de normes" puisse arriver à s'imposer dans la confusion de l'actualité.

Que faut-il espérer ?

Personnellement, dans cette situation je ne peux qu'espérer que :

  •           les agriculteurs et agricultrices
    • ne tomberont pas dans le panneau libéral, ici ou ailleurs. Ils et elles sont les premiers concernés par l’inévitable transition agricole (moins carnée, moins mécanique, moins chimique, moins gigantesque, pas en mono-culture, sans labour, bref, plus humaine et moins intensive) et ils ont beaucoup à y gagner à condition qu’on leur garantisse une vie bonne.
    • feront la différence entre "les grands seigneurs agricoles" et les paysans dans leurs rangs et aboutiront à des revendications sensées ( "Ce que la FNSEA ne vous dira JAMAIS !" Canard Réfractaire  [12 min.])
    • les paysan·nes eux-mêmes se détourneront des syndicats (et des partis) qui ne défendent pas vraiment leurs intérêts mais plutôt ceux des acteurs de l'agro-business-as-usual;
  •  les consommateurs ne seront pas instrumentalisés par la grande distribution pour conserver des prix indécents (rappelons-nous que l'agriculture "conventionnelle" nous coûte très cher) (« BIO, est ce que c'est cher ? » Nicolas Meyrieux  [4 min.] ou la campagne d’Humundi « Le vrai prix de notre alimentation »)
    • les consommateurs (encore nous) se détourneront massivement de la grande distribution en prenant conscience des enjeux. S’il ne s’agit pas de sur-responsabiliser le consommateur isolé, il faut reconnaitre que sans notre soutien, les professionnels vertueux n’ont aucune chance de développer leur modèle.
  • les écologistes ne tomberont pas dans le panneau du rejet du monde agricole et dans l'homme de paille nommé "agribashing" dans lequel on essaye de les enfermer ;
  • la gauche (politique) arrivera à faire de la critique du libre marché l'argument principal d'opposition aux pseudo-solutions proposées par les libéraux. La voie de la sécurité sociale de l'alimentation (c-à-d sortir l'alimentation de la logique idiote du marché) me semble très prometteuse;
  • les collectifs militants qui alertent sur ces questions depuis longtemps profiteront du regain de visibilité (je pense ici au FIAN, au Mouvement Action Paysanne, aux Brigades d'Actions Paysannes, à Rencontre des Continents, à Nature et Progrès (au top sur les thématiques OGM et pesticides), à Humundi, etc.). Mention spéciale au Collectif de réflexion et d'action sur la Sécurité Sociale de l'Alimentation en Belgique (CREASSA) !
  • les partis conservateurs voire réactionnaires (droite et extrême-droite) n'en profiteront pas pour disséminer une confusion bien utile à leurs intérêts, comme ça a récemment été le cas en Hollande.
  • les syndicats agricoles plus progressistes, comme la FUGEA ou l'UNAB chez nous, la Confédération Paysanne en France ou la viaCampesina à une autre échelle, gagneront en pouvoir d’influence 

J’en profite pour partager les prises de position du FIAN, de la FUGEA et du CNCD [NDLR : ajout tardif] que je trouve plutôt raisonnables à différents égards (EDIT : je rajoute la réaction de l'UNAB).

On verra de quoi l'avenir sera fait, bien sûr. Cet article avait pour seule ambition de compiler du contenu pour essayer de se blinder un peu face aux torrents d'informations contradictoires et à coup sûr de propagande qui vont continuer à nous tomber dessus. Un objectif secondaire était d'offrir de la visibilité aux médias, syndicats et associations alternatifs cités.

Merci pour votre lecture attentive.



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