dimanche 12 novembre 2017

Bernard Friot et le salaire à vie (et un détour par le revenu de base)

Petite nouveauté sur ce blog : il m'est venu l'idée de proposer un compte-rendu des conférences et débats auxquels j'assiste. Quitte à prendre des notes autant les rendre disponibles, non ? Afin de rendre ces notes compréhensibles par le plus grand nombre je vais tenter de résumer ce que je comprenais préalablement à la conférence avant d'en livrer le compte-rendu.

Fiche événement

Quand? 27 octobre 2017
Quoi? "DÉBAT - Fin du travail vs. fin de l'emploi" dans le cadre du Festival des Libertés
Qui ? Bernard Friot
Où? Théâtre National Wallonie-Bruxelles


Introduction et contexte

Le thème du débat annonce d'emblée un accent sur la sémantique et nous invite à nous interroger sur la différence entre le travail et l'emploi. Si le spectateur distrait pourrait débouter un débat qui s'annonce abusivement intellectuel, je pense pour ma part qu'il faut considérer la matière proposée comme tellement révolutionnaire qu'elle doive en effet retourner le sens de certains mots-clés.

Mais commençons par le début, j'ai premièrement découvert le sujet du revenu de base inconditionnel, ou revenu d'existence ou encore allocation universelle à travers Philippe VanParijs, un des pionniers du sujet qui se trouve être -Ô fierté- Belge ! Cela remonte à quelques années et je me souviens encore cette sensation agréable lorsqu'une idée qui semble saugrenue, naïve ou même idiote se laisse enfin apprivoiser et qu'enfin on se l'approprie. J'avais eu le même effet avec le tirage au sort comme système de gouvernance politique, à quelques mois d'intervalle.

Le revenu de base cache en fait plusieurs idées, certaines à gauche, d'autres non. Selon qui en parle il tend à nous émanciper de l'emploi obligatoire ou à affaiblir le rôle des syndicats. Ce qui m'avait plu à l'époque :
  • Verser, tous les mois, un socle [500-2000€] à tous les citoyens d'un territoire. Ceci permettrait de lutter contre la précarité.
  • Inconditionnalité du versement : que le bénéficiaire soit mineur ou majeur, riche ou pauvre, employé, indépendant ou chômeur.
  • Libérer les gens de ce qui occupe quasi intégralement leur emploi du temps : les conditions matérielles de survie. En effet sans argent pas de nourriture, pas d'eau, pas de logement et sans travail pas d'argent (il s'agit donc bien de travail forcé, qu'on s'y épanouisse ou non).
  • Ceci permettant (d'enfin) allouer les ressources cérébrales individuelles nécessaires à d'autres thématiques plus émancipatrices et/ou communes.
  • Découpler le concept de paie à celui d'emploi et de ce fait redonner une dimension différente aux "problèmes du chômage".
  • Se réapproprier collectivement le fruit du génie humain qui a permis de gagner en efficacité grâce aux révolutions industrielles et numériques : plutôt que de consommer plus pour travailler plus, laissons le labeur aux machines et aux algorithmes à notre place.
  • Transformer la distribution des allocations par un système unifié et simple ce qui permettrait d'alléger extrêmement les missions et donc la taille d'administrations-Goliath telles que l'ONEM.
  • Plus d'informations si vous n'êtes pas familier avec le sujet :
Comme je l'évoquais plus tôt, l'idée me semblait a priori impossible à mettre en oeuvre mais à bien y regarder il m'a semblé que ça ne l'était pas du tout. J'étais donc naturellement emballé lorsqu'en 2013, une Initiative Européenne Citoyenne souhaitait que la Commission Européenne se penche sur la question (spoiler alert : ça n'a rien donné). À l'époque j'ai assisté à plusieurs débats, le sujet était en vogue, surtout à gauche. 

Les nuances arrivent...

Puis, petit à petit, l'idée a commencé à être défendue par des personnalités de droite. En général je deviens méfiant dans ces cas-là. Les opposants à l'idée n'étaient plus des caricatures de militants "anti-assistanat" mais parfois des personnalités plutôt progressistes et aux préoccupations sociales. J'étais confus, je voyais bien que certaines idées fondamentales étaient modifiées mais dans la communication au "grand public" le revenu de base devenait quelque chose de très ambivalent. Je me souviens m'être dit que le capitalisme était vraiment doué pour détourner ce qui le menace. J'étais presque admiratif.. 

Et puis un jour j'ai entendu parler du salaire à vie.

J'avais été introduit à la pensée de Bernard Friot, sociologue français, grâce à la vidéo d'Usul sur le sujet.


Je recommande vivement de la visionner. Elle m'a permis d'en extraire quelques idées clés et une proto-grille de lecture pour le débat qui nous intéresse (promis on y arrive).
  1. Le travail disparaît (intervention du délicieux Paul Jorion) et la quantité de burn-out explose
  2. Différence sémantique majeure :
    1. Le Revenu de Base est une allocation qui répond à un besoin
    2. Le Salaire à Vie est une rétribution liée au grade du bénéficiaire. Il s'agit de reconnaître son travail en dehors du système que l'on appelle "marché du travail".
  3. Découplage de la notion de travail et de celle d'emploi
    1. Le travail c'est un peu comme en physique : l'action d'une force déployée dans le temps. Un père qui élève ses enfants, une femme qui tond sa pelouse, faire les courses pour ses voisins grabataires... c'est du travail. 
    2. L'emploi c'est un poste, un contrat. C'est ce qu'on appelle à tort "un travail" lorsqu'on en "trouve" un. C'est ce qui lie un employé à un employeur.
  4. Dans la vision Marxiste (non ça n'est pas un gros mot), la création de valeur a lieu à travers le travail uniquement, ce qui donne de facto à cette notion plus d'importance qu'à celle d'emploi.
  5. L'exemple de la tondeuse dans la vidéo permet de se faire une idée de ce qui distingue trois cas de figure : le bénévolat, le travail dans le privé, le travail dans la fonction publique. Ce sont des notions à toujours garder en tête car cela permet de garder en tête que le privé est bien un parasite non nécessaire dont l'objet même est d'extraire de la valeur économique de toute activité à des intérêts très limités uniquement.
  6. Enfin, la création d'une caisse de cotisation publique à laquelle les entreprises contribuent. Ce sont ces caisses qui versent ensuite les salaires.
Ce qui nous amène (enfin) à la conférence en question.

Compte-rendu

Introduction

Petit contexte par l'hôte, Anne Dufresne (chargée de cours à l'UCL et membre du GRESEA), de l'état du travail en Europe et en Belgique en particulier. Rappel de la loi Peeters qui veut rendre le travail "maniable et faisable" ainsi que deux autres qui semblent aller dans le sens contraire de la fin du travail (NDLR : thème de la soirée). Le sens de la marche semble plutôt de rendre l'emploi flexible et précaire.

Bernard Friot (BF) commence par le concept d'activité qui est familier pour tous. Dans tout système, pour décider si cette activité doit être considérée comme du travail (et donc mériter salaire), il doit y avoir une espèce de validation. Dans le système capitaliste c'est la bourgeoisie qui remplit ce rôle.

En conséquence de quoi il nous faut nous insérer dans le monde du travail.
De façon équivalente, à l'âge de la pension, on en sort.
À la façon d'un château-fort avec une entrée et un pont-levis plaisante-t-il.

"Mais quelle drôle d'idée de célébrer la sortie du travail ! Interrogez un jeune pensionné, demandez-lui s'il est inactif, il vous répondra qu'il n'a jamais été aussi occupé de sa vie !"

Étrange idée aussi qu'il faille s'endetter pour investir dans une activité professionnelle (NDLR : on y reviendra).

BF continue avec la notion de laïcité. La religion capitaliste, qui n'a pas de dieu, est bien rentrée dans nos esprits. Il faut donc défendre une laïcité qui est pour la séparation entre l'Etat et les capitalistes (NDLR : c'est parallèle avec la séparation historique de l'église et de l'état).

"C'est quand même fou ! On n'est travailleurs qu'à travers les aléas du marché du travail (employé) ou les aléas du marché des biens et services (indépendant)!"

La lutte sociale

Il ne faut pas confondre lutte de classe avec conflit sur le partage des ressources.

La lutte des classes doit passer par un changement du système de production, c-à-d (entre autres) par le système de validation de ce qu'est le travail.

BF tacle les syndicats d'aujourd'hui qui s'investissent dans des négociations sur la répartition des miettes du gâteau. Ce que doit défendre une classe révolutionnaire c'est de redéfinir ensemble ce que constitue ce gâteau. 

Le salariat s'est construit au 20e siècle contre le capitalisme. Pour que le travailleur puisse revenir au travail le lendemain, le capitalisme le réduit à un pouvoir d'achat censé répondre à des besoins. La lutte pour le partage des ressources est tolérée par le capitalisme. Prendre aux riches pour donner aux pauvres, ok. Mais la lutte des classes, c'est lutter contre le régime de propriété et un autre statut du producteur qui le sort de l'aléa.

Un salaire à la qualification n'a rien à voir avec un besoin de pouvoir d'achat.

Attention, une qualification n'est pas liée à un diplôme ou a une formation comme on peut parfois le penser dans notre quotidien actuel (qui est le fruit d'une culture managériale ayant réussi à influencer jusqu'au monde de l'éducation). 

La qualification c'est une attestation qu'on contribue à la production de valeur économique, qu'on est qualifié pour le faire. 

L'emploi c'est le poste de travail, le support de cette qualification.
En conséquence, la pension doit-elle être pensée comme une somme de cotisations? ou plutôt comme un pourcentage du meilleur salaire (sans sortir du travail)?

(NDLR : comme vous le constatez, le choix des mots chez Friot revêt une importance particulière d'où mon long préambule. Je vous invite à relire les dernières lignes jusqu'à saisir la nuance qu'il veut nous exposer. Petit à petit la nuance se transforme en grossière évidence.)

BF rappelle aussi les victoires durement acquises jusqu'à aujourd'hui grâce la lutte syndicale :
  • la fonction publique
  • le régime général de la sécurité sociale ("les cotisations") pour payer les parents, les retraités, les malades, etc (NDLR : voir absolument "La Sociale" et l'expo "En Luttes" à La Cité Miroir de Liège)
Environ 1/3 des gens de plus de 18 ans vivent déjà dans un système de salaire à vie (fonctionnaires et retraités principalement). D'après BF, le sens historique de la lutte est d'étendre ce système au reste de la population.

Les systèmes de répartition de richesse par l'impôt sont inefficaces, comme l'a démontré Picketty : ceux qui le peuvent l'évitent.

"Les bourgeois n'ont aucun problème avec les impôts."

La propriété

On peut considérer un outil de travail comme possédant deux caractéristiques importantes : son usage et le patrimoine qu'il constitue.

Dans le système capitaliste c'est le patrimoine qui définit la propriété (que l'on peut donc qualifier de lucrative). C'est ce qui explique qu'un riche investisseur ait les droits qu'on lui connait dans le système actuel. C'est ce qui explique aussi qu'on doive s'endetter pour investir (toujours dans le système actuel).

Il est tout à fait imaginable de passer à une idée de patrimoine collectif ou public (NDLR : voir Lordon et la notion de rescommuna). C'est un peu l'idée des coopératives : produire autrement! (NDLR : BF a plusieurs fois cité les "trentenaires gavés par la surconsommation" sans jamais expliciter de qui il parlait, j'ai supposé qu'il parlait des personnes impliquées dans les sociétés coopératives. Peut-être s'agit-il aussi des militants actifs dans les ZAD?).

Le rêve serait que le combat syndical et l'alternative prônée par les trentenaires gavés par la surconsommation convergent.

Il y a un effondrement des salaires chez les jeunes, qui finissent par s'habituer à vivoyer avec le chômage et des faibles revenus. L'idée du revenu de base peut alors les séduire, mais c'est l'arme du capitalisme contre le salaire à la qualification personnelle. Pour aller au-delà des 800 euros par mois, il faudra être un travailleur redoutable et extrêmement performant/contributif. On va se retrouver à compter nos points sur nos petits comptes individuels, quelle belle humanité !

(NDLR : la fin était un peu moins structurée, je vais me contenter de retranscrire quelques citations musclées)

"C'est une fausse alternative entre le revenu de base et le revenu contributif. Entre Hamon et Macron."; "Il faut se méfier des gens comme Stiegler."; "Le combat visant à travailler moins pour travailler tous est extrêmement réactionnaire car ça revient à dire que le travail a des limites et qu'on les accepte."

Enfin, à la question de comment financer ce salaire à vie, BF a choisi de n'en évoquer qu'une parmi d'autres : doubler les cotisation en compensant par un non-remboursement des dettes illégitimes. Et oui... faire fuir le capital est un objectif en soi !


synthèse des concepts principaux dans la lecture de BF


Je tiens à remercier Delphine Houba pour m'avoir laissé compléter mes notes avec les siennes et pour m'avoir donné l'idée de ces compte-rendus.
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